J’ai avalé mon histoire comme j’ai mangé la tienne, Poète, Sculpteur ou Peintre d’éternité au présent… Quel repas, dis-tu, avons-nous partagé ? À quand, et avec qui , le prochain ? On verra... On lira ... | Marie-Thérèse PEYRIN - Janvier 2015

A CHARLES JULIET | LETTRE

Hommage intime et ultime à l'Ami Charles JULIET (1934-2024)

           

JUJURIEUX CHARLES ET ML JULIET photo Mth privée


 

"UNE VRAIE LETTRE"

 

 

Tenter de dire écrire. Ou plutôt comment

j'écris ; en cette matière, chacun ne peut 

parler que pour soi, faire ce qu'il peut avec

ce qu'il est. On ne se dépasse pas. [...]

On ne change pas de peau comme de chemise;

or écrire, c'est risquer la peau, pas la chemise, sauf 

erreur.

 

Antoine EMAZ, D'écrire un peu, 2018,

AENCRAGE & Co 

 

       

Cher immense Ami ,Charles,

                                                            Les mots me reviennent lentement, un à un,  comme des enfants penauds devant ta disparition trop soudaine. Je ne l'ai pas encore dit à ton jeune copain A. qui me demande parfois de tes nouvelles. Pour ma part, je n'encaisse toujours pas ton départ irréversible. Bien sûr, tu disais que le moment approchait, que tu le sentais, que tu le vivais, que tu étais serein dans ta tête. "Il ne me reste pas beaucoup de temps", "mon temps est précieux", "je dois travailler à mon Journal", "je classe mes notes, j'avance", "à Jujurieux je n'arrive pas à écrire, il fait trop chaud dans mon grenier, maintenant j'écris en bas pour être auprès de M.L"... Le sourire, la gêne ou la gravité qui accompagnaient tes propos résonnent encore dans mon oreille. J'avais pourtant bien mesuré la différence entre ce que tu disais, ces trois dernières années et la réalité supposée qui me faisait douter de la facilité de ton vieillissement accéléré, sans indice suffisant. Je m'y attendais en sourdine... A fortiori,  ta vitalité, de moins en moins détectable, après la longue maladie d'Alzheimer de ta compagne, ton soutien continu à ses côtés, puis son décès dans des conditions de déconfinement covid encore pénibles et contraignantes. Elles ont rendu les choses presque inhumaines en Septembre 2020... Nous avons pu tout de même l'accompagner ensemble le 15 Septembre, jusqu'à la sépulture généreusement ouverte par ta famille d'adoption : les RUFFIEUX, chère à ton coeur. Depuis la mort de ta précieuse M. L , toutes les calamités se sont accumulées pour se liguer contre ta santé. Les limitations physiques de l'âge ont fait le reste. Ton sentiment d'immortalité et non d'invulnérabilité en a pris un coup. "Ce sont les circonstances qui ont dicté mon silence " m'as -tu dit, au début... "Pardonne-moi", "Beaucoup de choses ont changé "...  Et en effet, je n'ai pas compris tout de suite, les raisons de ton éloignement  soudain et surtout ce qui se tramait pour toi avec tes difficultés de plus en plus grandes de maintien au domicile. J'ai eu du mal à glaner de tes nouvelles en direct à cette époque. Tu étais souvent hospitalisé... D'innombrables chutes t'ont conduit aux urgences, tu te fustigeais en disant que c'était ta faute, et tu ne voyais peut-être pas venir un diagnostic médical qui a tout expliqué ou presque. C'était la nouvelle donne... Par la suite, et sous médicaments, sédaté, je t'ai vu confus et peinant à former tes phrases. "Je ne sais plus parler"...  Bardé de sagesse, tu as pris ton sort en patience. Tu as retrouvé des forces mais beaucoup perdu en autonomie. Tu as organisé ta petite vie rétrécie autour de ton lit médicalisé. Tu ne renonçais pas à exprimer tes exigences, mais tu laissais faire la nature, tu semblais résigné et docile. Mais ce n'était que l'apparence. Ta tristesse a pris la forme d'une certaine pente dépressive. La médecine a fait face... Tu as fait le vide relationnel autour de toi , ou tu l'as subi... Tu as eu besoin d'être à nouveau materné... J'avais du mal à comprendre comment tu vivais les choses de l'intérieur "au présent", tes paroles sont devenues rares et évasives.  Tu étais redevenu le taiseux que j'ai bien connu au début de nos rencontres, sauf dans tes livres. Mais " l'amitié intacte" m'as-tu dit, était là, elle a su garder sa place un peu cachée, parfois brouillée par des interférences. C'est ainsi que tu as cultivé et parfois un peu négligé tes nombreux jardins d'amitiés féminines un peu pressantes. Tu aimais l'exclusivité et cloisonner les personnes que tu rapprochais de ta voix... Tu t'étonnais souvent qu'elles se connaissent et qu'elles se parlent... Tu n'y tenais pas... Dans la dernière année, chaque moment de contact même dilué dans la routine hospitalière a été précieux. Les silences ont pris de l'ampleur, les gestes suffisaient, les regards surtout, je me souviens des clins d'oeil dans la foule, véritables transgressions réjouissantes ... Tu étais un séducteur discret et moins timide que dans ta jeunesse. A présent, tu vivotais dans ce décor si peu naturel, dans l'une de ces  " chambres exiguës étouffantes " et parmi les intrusions fréquentes. Certaines personnes aux avant-postes, ont joué les soutiens et les intermédiaires avec " le corps médical " jusqu'à ton admission en EPHAD, faute d'alternative. J'ai regretté qu'elles n'aient pas sollicité davantage ton entourage amical élargi et serviable. C'était ton choix, m'a-t-on-dit et tu as opté pour une structure plutôt vieillotte et défraichie, au fonctionnement austère, presque militaire. Finalement, ça devait t'aller... j'imagine...Tu connaissais le Directeur et avait envisagé que M. L . y  soit admise si elle avait survécu... Un cahier d'émargement à l'entrée et une présence de cerbères tant au téléphone qu'au seuil de cette grosse maison engoncée et accrochée à la colline de la Croix-Rousse, m'ont vite dissuadée de venir constater de visu ta situation et de recueillir tes impressions. J'ai été très en colère de cette orientation et des mesures de protection juridique qui t'ont été imposées. Je savais qu'elles allaient accélérer les choses et t'assigner au lâcher prise .. Tu auras tenu six mois et demi dans cette dernière chambre étrangère à ta vie... Je suppose que tu gardais de bonnes relations avec le personnel et que tu as pu être sécurisé par la ritualisation  et la prévisibilité monotones de tes journées. Heureusement, j'ai pu me rassurer à mon tour en échangeant plusieurs fois au téléphone avec toi lorsque ta ligne personnelle a été indépendante du standard.  J'ai très mal vécu cette période, puis je me suis résignée moi aussi à cet empêchement  inédit de notre relation habituelle joyeuse et chaleureuse . Après  27 ans de dialogue ininterrompu,  de l'automne au printemps, nous avons donc été séparés, incompréhensiblement mal, et sans anesthésie... Je garderai de toi ce goût d'inachevé, comme un abandon réciproque et involontaire.  Le 10 Juillet, je t'annonçais mon départ imminent en Ardèche et que tu allais recevoir une énième carte postale... Ce jour là, ta voix était très claire, comme ressuscitée... Ta mort m'affecte profondément... Pour me consoler, je souris de voir que jusqu'au bout, sur la photo de Didier Pobel qui t'a vu la veille de ton départ,  tu as gardé ta montre à bracelet de cuir au poignet que je regardais souvent et cela m'a amusée, même si cela ne te servait désormais qu'à attendre l'heure du repas, du journal télévisé, d'un match de rugby, ou encore écourter une visite importune, avec un coup d'oeil distrait mais visible de ton interlocuteur ou trice, j'imagine que tu reprenais souverainement,  ton temps à toi. Tu étais un homme de rendez-vous et d'attentes.  Sur la photo toujours, tu avais quitté tes lunettes, tu les quittais toujours quand quelqu'un voulait te photographier... à 89 ans, tu n'en avais plus vraiment besoin.  Le goût de la lecture s'était étiolé...Ta dernière tenue simplifiée m'a intriguée. Le polo léger à ras le cou, toi qui aimais protéger ta gorge. Tu portais souvent un foulard ou une écharpe, et dès l'automne une casquette. Mais j'ai reconnu ton pantalon élégant, sa couleur... J'avais en tête nos derniers dialogues, jusqu'à que je te raccompagne en bas de chez toi, peu avant tous tes tracas... Il me semble que c'était hier... Le rituel ludique des aurevoirs à répétition ( se retourner au moins deux fois pour faire un signe de la main) le sourire aux lèvres. La confiance des retrouvailles régulières pendant des années...Le bonheur fou des retrouvailles... Le supplice et le délice de l'attente récompensée... Après la mort de M.L. nous mangions souvent ensemble.

Pour qualifier notre Amitié vive, je pensais à l'histoire du Petit Prince et à son protocole de l'apprivoisement avec son risque de perte associé. Ce n'était pas la couleur des blés qui nous reliait, mais la moisson de tes livres que je tenais et tiens toujours et désormais plus encore près de moi, pour entendre définitivement ta voix jusqu'à ma propre mort. Ta voix vivante, je ne l'entendrai plus en aparté et elle me manque affreusement ... Je suis contente qu'il existe une ressource de l'enregistrement de tes lectures ou conférences sur internet. Les émissions littéraires radiophoniques et télévisées depuis Bernard Pivot, Philippe Lefait (Les mots de minuit), Alain Veinstein (Du jour au lendemain), François Busnel ( qui te prédisait le Nobel... devant ton air dubitatif) m'ont permis de voir le décalage entre ta vie publique et ta vie privée. Tu n'aimais pas la vie mondaine, l'esbrouffe, la vantardise, tu étais très sévère sur le comportement de tes contemporain.e.s,  tu décelais la moindre trace d'orgueil et de vacuité dans leurs propos ou leurs livres. Tu prétendais souvent déceler qui d'entre eux ou elles avaient effectué "la grande aventure ", pour passer du moi au soi... Tu pouvais en parler pendant des heures et argumenter ton jugement. Tu l'as écrit parfois... Il t'est arrivé à plusieurs reprises de t'éloigner d'écrivains homme ou femme qui t'avaient déçu ou incommodé. A Paris, pour rencontrer ton éditeur principal P.O.L, tu allais systématiquement chez Sylva Villerot dans le quartier du Marais et votre amitié de jeunesse, partagée avec M.L a survécu jusqu'à leur disparition à toutes les deux. La fille de Sylva , Laurence a grandi sous tes yeux, elle te voue une affection filiale et réciproque. Les plus belles photos de toi, notamment sur le site de P.O.L sont de Sylva. Une page a été tournée au moment de la parution du volume X de ton journal.

Mes souvenirs se mêlent à tout ce que j'ai pu glaner te concernant, et j'ai l'impression de te connaître bien plus que la réciproque. Je n'ai jamais cessé de te lire. Pourtant mon histoire familiale rejoint la tienne et celle de milliards de personnes confrontées aux traumatismes de la vie. Je n'aurais jamais cherché à écrire, si je ne t'avais pas rencontré. J'ai eu conscience très tôt de l'intérêt du silence lorsqu'il évite la propagation de l'angoisse, là où il faudrait la neutraliser pour passer à autre chose. Non pour la nier, ou la sublimer. Plutôt pour l'identifier, la circonscrire et la tenir en respect.  Ton oeuvre témoigne de cet effort parfois surhumain pour dépasser le sentiment d'indignité ou de malédiction, pour accepter ce qui advient en toute lucidité, sans crispation, ni lâcheté. L'un de tes poèmes les plus forts est resté gravé dans ma tête et mon coeur...  Il  figure en quatrième de couverture de Affûts.  J'aime l'entendre dans ta voix comme dans celles de femmes comédiennes qui l'ont repris. Il est sans doute pour moi le meilleur de tes autoportraits.

 

chassé

livré à la nuit et à la soif

 

alors il fut ce vagabond

qui essaie tous les chemins

franchit forêts déserts

et marécages

quête fiévreusement

le lieu ou planter

ses racines

 

cet exilé 

qui se parcourt  et s'affronte

se fouille et s'affûte

emprunte à la femme

un peu de sa terre et sa lumière

 

ce banni que corrode

la détresse des routes vaines

mais qui parfois

aux confins de la transparence

hume l'air du pays natal

et soudain se fige émerveillé

 

Affûts, Poèmes , P.O.L, 1995

 

Il me faut à présent me résigner à terminer cette lettre, la dernière de celles que je t'aurai adressées . Je te laisse nous quitter et nous laisser dans le silence lumineux et blafard d'un été douloureux. Je reçois toute ta compassion et le courage que tu nous donnes pour nous séparer. Tu es délivré des mots, tu n'as plus rien à prouver. L'amour est partout où ton souvenir rejaillira. Tu es comme "l'épervier qui prend son vol" conquérant et moqueur, loin de ces volières de "stupides tourterelles"... Tu voulais la paix, la voici ! Et elle est éternelle à souhait. Qu'en feras tu mon Ami perdu ?

 

Avec toute ma tendresse.

Marie-Thérèse PEYRIN

inédit